Content warning : on parlera de la mort dans cet email.
Il y a un phénomène qui me surprendra toujours : quand on demande aux écrivains pourquoi ils écrivent, la question réelle consiste surtout à leur demander pourquoi ils publient ce qu’ils écrivent.
(cette confusion entre écriture et publication est l’une de mes plus grandes sources de perplexité)
Comme s’il fallait justifier notre volonté de transmettre à tous le produit de notre écriture. Lorsque je lis dans une interview d’auteur la question “pourquoi écrivez-vous ?”, je traduis cette question par “pourquoi en arrives-tu à penser que le monde a besoin de ce que tu écris, pourquoi penses-tu que ce que tu racontes est intéressant et digne d’être partagé ?”. Bizarrement, je retrouve rarement cette condescendance envers les illustrateurs, les chanteurs et les acteurs.
J’ai toujours eu du mal à répondre à cette question. Je creuse le sujet depuis deux ans, et si j’ai compris pourquoi j’écrivais, j’ai toujours eu du mal à capter pourquoi je voulais à tout prix publier mes histoires, au point de m’en charger moi-même.
Les maisons d’édition servent souvent à légitimer cette volonté de partager nos écrits au plus grand nombre. Lorsque l’on passe le sacro-saint stade de la publication, on n’a plus à se justifier : un éditeur nous a choisi. Quand on s’auto-édite… c’est une autre paire de manches. Et si aujourd’hui l’auto-édition est de plus en plus acceptée, ce fut quelque peu l’enfer il y a encore 4 ou 5 ans.
Mais bref, j’ai commencé à me poser cette question il y a plus ou moins deux ans (”pourquoi je publie ?”) et si j’ai trouvé un début de réponse (”parce que j’aime raconter des histoires, et parce que les gens aiment les histoires”), je l’ai toujours trouvée un peu légère. Mais soit. Ça me convenait.
Récemment, j’ai lu un livre, L’Art subtil de s’en foutre de Mark Manson. Du développement personnel qui se markette comme de l’anti-développement personnel, avec un ton irrévérencieux et des portes ouvertes enfoncées comme tous les livres de développement personnel, mais qui m’a permis quand même de réfléchir à certains trucs qui n’allaient pas dans ma vie.
J’en ai parlé ici, sur mon blog : Rien d’extraordinaire. J’en ai peut-être déjà parlé ici mais je ne m’en rappelle plus.
À la fin du livre, dans un chapitre sobrement intitulé “et puis tu meurs”, l’auteur parle d’Ernest Becker, un anthropologue américain mort en 1974 qui a écrit un livre, The Denial of Death, qui a donné beaucoup de grain à moudre aux anthropologues, sociologues et psychiatres ces dernières années.
Dans son livre, Becker explique qu’en tant qu’espèce vivante capable de figurer sa propre mort et d’en concevoir de la peur, nous avons développé deux “moi”, un moi physique et un moi conceptuel. Le moi physique étant celui qui va mourir et qui sait que c’est inéluctable, nous nous focalisons sur la construction du moi conceptuel, celui qui sera éternel.
Ce moi conceptuel est celui qui nous pousse à vouloir écrire, dessiner, peindre, chanter, jouer, mais aussi à prendre soin des autres, à créer de nouvelles choses, à gagner de l’argent, à faire de la politique, etc. L’idée est de laisser une trace de nous-mêmes dans l’Histoire. Ce que Becker appelait des “projets d’immortalité”. Cela conduit évidemment à vouloir faire de grandes choses, mais également à faire de la merde, puisque les projets d’immortalité des gens peuvent s’opposer et créer des conflits terribles, en particulier lorsque ces gens sont riches et puissants. C’est ce qui donne les génocides, les guerres, le racisme, le nationalisme, etc.
Alors bon, on parle d’un bouquin sorti dans les années 1970, avec son lot de découvertes révolutionnaires et de critiques puisque son auteur avait une conception très particulière des maladies mentales, dont la perception a heureusement beaucoup évolué depuis.
Mais ça m’a parlé. Je n’ai, à dire vrai, jamais eu de volonté de laisser une trace derrière moi : je crois que je suis trop nihiliste dans l’âme pour me dire que mon existence va compter, à moins de marquer l’histoire par un best-seller qui se vendra à des centaines de millions d’exemplaires et dont on fera des adaptations qui amasseront des milliards de dollars ; oui, je prends l’exemple de JK Rowling parce que c’est parlant : son projet d’immortalité, à elle, c’est de la merde.
Évidemment, je ne serais pas contre le best-seller (parce que la thune), si je parviens à dépasser ce que j’appelle le Paradoxe de Samuel : je veux être à la fois reconnue pour ce que je fais, avoir la fame, et rester dans mon trou de souris sans que personne ne me regarde, ce qui revient à dire que je ne sais pas ce que je veux (le paradoxe de Samuel est traité dans mon roman Midnight City). Mais c’est très matérialiste, comme perspective : l’argent et la célébrité, ce n’est pas vraiment ce qui compte, au fond.
OK, l’argent, si, puisque je veux vivre de ma plume. Mais il n’y a pas que ça.
Bref, si je n’ai jamais eu comme motivation de “laisser une trace de moi dans le monde”, Becker dit que c’est notre volonté à tous, peu importe nos projets d’immortalité.
Tu écris / tu publies parce que tu te bats contre l’idée de la mort qui te terrifie. Et bordel, oui.